Nous l'avons vu dans le chapitre précédent, la façon dont nous nous positionnons dans l'espace par rapport aux autres leur envoie des messages. Que ce soit par la manière dont nous délimitons notre territoire, ou par le type de distance que nous mettons entre l'autre et nous, nous communiquons avec lui de façon non verbale.
Les facteurs sociaux de positionnement dans l'espace
Le positionnement spatial qu'une personne adopte vis-à-vis d'une autre, est déterminé par un certain nombre de facteurs sociaux, ceux-ci étant non conscients la plupart du temps.
La position sociale
Lorsque des personnes occupent le même «rang» social, elles ont naturellement tendance à se positionner physiquement de façon proche. En revanche, lorsque les positions sociales sont différentes, l'écart entre elles a tendance à être plus grand. La personne de rang plus important a tendance à prendre l'initiative de s'approcher si nécessaire, alors que l'inverse est plus difficile : la personne de rang «moindre» (ou du moins cela est vécu comme tel) aura plutôt tendance à hésiter à le faire.
L'environnement culturel
En fonction des pays, l'espace interpersonnel sera plus ou moins important. Les personnes vivant dans les pays méditerranéens et au Moyen-Orient se tiennent moins loin les uns des autres lorsqu'ils communiquent que les Canadiens ou les personnes vivant dans les pays du Nord.
Le contexte spatial
Lors d'un échange, il apparaît que plus l'espace dans lequel les personnes se tiennent est grand, plus elles ont tendance à se tenir proches l'une de l'autre. À l'inverse, dans un espace confiné, les personnes auront tendance à plus s'éloigner l'une de l'autre.
Le sujet traité
Plus le sujet de conversation est intime, plus les interlocuteurs ont tendance à se rapprocher l'un de l'autre. À l'inverse, en cas de communication impersonnelle, ils se tiennent de façon plus éloignée. Par ailleurs, plus la teneur du message est agréable à entendre (compliments, félicitations), plus les personnes se rapprochent, et inversement.
Le sexe et l'âge
Le sexe et l'âge peuvent influer sur les distances interpersonnelles. Les femmes ont tendance à plus se rapprocher les unes des autres que ne le font les hommes. Quand les interlocuteurs sont de sexe opposé, ils ont tendance à garder une certaine distance. Par ailleurs, plus les sujets sont jeunes, plus ils ont tendance à se positionner de façon proche.
Le type d'évaluation a priori que l'on a sur une personne
Une personne aura tendance à s'approcher d'une personne qu'elle évalue a priori positivement, et à s'éloigner de celle qu'elle perçoit de façon négative (en fonction de son habillement, de sa manière de parler, de se mouvoir, etc.).
La territorialité
De façon très spontanée, nous avons tendance à marquer notre territoire. La notion de territorialité s'applique quand nous décidons de façon arbitraire qu'une place, un endroit spécifique nous «appartient» : une place que l'on délimite sur la plage avec des serviettes étalées, une place au cinéma que l'on marque comme sienne en posant un gilet sur l'assise pour la garder pendant que l'on va s'acheter une glace, etc. On se les attribue avec un sentiment de bon droit : on était là le premier et on en a fait la «conquête». Si quelqu'un nous conteste ce droit, nous nous sentons brimé et pouvons devenir agressif : l'autre ne respecte pas les codes territoriaux relevant du non-dit mais généralement admis.
Plus on monte dans la hiérarchie sociale, plus cette territorialité est reconnue, et plus le territoire alloué est important : une place de parking marquée au nom d'un directeur ou d'un médecin, un grand bureau lumineux pour le PDG d'une entreprise, etc. La territorialité est donc en rapport avec la notion de puissance. Nier le «territoire» de quelqu'un en se mettant à sa place, c'est en quelque sorte nier sa puissance et son bon droit.
Les règles de proxémie
La distance physique qui s'établit entre les personnes a été nommée par Edward T. Hall la proxémie. C'est «l'ensemble des observations et théories concernant l'usage que l'homme fait de l'espace en tant que produit culturel spécifique».
La proxémie concerne donc la distance physique qui s'établit entre les personnes durant leurs différentes interactions ainsi que la manière dont elles gèrent leurs rapports à l'espace. Il apparaît en effet que quand deux personnes entrent en interaction, elles ne choisissent pas leurs positions respectives au hasard, mais que celles-ci dépendent en fait de la nature de leur relation (proche ou distante) et du type de communication désiré en fonction de la situation (soin, entretien, conférence, etc.).
Hall a mis en évidence le fait qu'il existe
quatre grands types de distance physique entre les personnes dans leurs interactions (
figure 3.1).
La distance intime
La distance intime correspond approximativement à la longueur de l'avant-bras (15 à 45 cm). À cette distance, peut survenir un contact potentiel entre les protagonistes. Il y a un risque d'emprise. Les perceptions sensorielles (haleine, odeur, chaleur) sont importantes et elles s'imposent à l'autre. La distance intime correspond à l'espace que chaque individu reconnaît comme une sorte d'extension directe de son corps. Dans cette zone ne pénètrent que les intimes (relation amoureuse, amis proches, enfants) et toute intrusion non souhaitée dans cet espace provoque gêne et malaise et peut être vécue comme une agression. La personne qui voit son territoire intime envahi met aussitôt en place des mesures compensatoires telles que le fait de chercher à s'écarter, de fuir le regard de l'autre ou encore de pratiquer des autocontacts de réassurance, l'objectif étant de rétablir un équilibre et de rendre la situation moins inconfortable.

C'est l'heure de pointe dans le métro. Un grand nombre de personnes pénètre dans le wagon. Chacun s'entasse dans l'entrée puis la porte se ferme et le train se met en branle. À l'intérieur, les personnes sont littéralement collées les unes aux autres. Chacun évite le regard de l'autre.
Être envahi dans sa distance intime fait partie du quotidien des habitants des grandes métropoles qui prennent le métro. C'est une situation qui se justifie socialement (une foule de personnes doit se déplacer au même moment). Bien que désagréable, elle est donc acceptée et acceptable pour les personnes, parce qu'elle est temporaire. Cependant, celles-ci mettent en place de fortes mesures compensatoires (fuite du regard de l'autre, déplacement pour éviter le contact direct).
C'est également dans cet espace que peuvent s'opérer réconfort (prise dans les bras) et protection. La voix joue un rôle mineur et les personnes dans cette proximité ont tendance à parler très bas, à chuchoter. La déformation visuelle est prononcée.
La distance intime proche (0 à 15 cm) correspond à l'espace de corps à corps de l'acte sexuel ou de la lutte. La déformation visuelle est importante, la vision de l'autre ne pouvant être que parcellaire. L'infirmier peut intervenir dans ce type de distance dans le cadre des soins de confort par exemple.

Daniel est aide-soignant. Il travaille en service de traumatologie. Aider une personne temporairement impotente à faire sa toilette au lit fait partie de son quotidien. Aujourd'hui, il se rend au chevet de Mme Nowak, une dame de 50 ans qui a été opérée il y a peu, suite à une fracture compliquée de l'épaule. Quand il entre dans la chambre pour lui annoncer qu'il va l'aider à faire sa toilette, elle détourne aussitôt la tête d'un air gêné (
posture de rejet). Daniel installe tranquillement son matériel et prend le temps d'expliquer à Mme Nowak comment il va opérer. Celle-ci se met alors à observer ce qu'il fait, tout en se rongeant un ongle de sa main valide (
autocontact manifestant de l'anxiété). Daniel continue de parler, pour la mettre en confiance. Il lui sourit et plaisante un peu. Il sait qu'il est important de mettre la patiente en confiance et que lui préciser le cadre de l'action soignante (un soin de nursing auprès d'une personne non autonome temporairement) permet de lever l'ambiguïté de la situation (un homme qui s'apprête à entrer dans la distance intime proche d'une femme). Tout au long de la toilette, il va ménager la pudeur de Mme Nowak, lui demandant régulièrement si ses manipulations sont OK par rapport à une douleur éventuelle, la laissant agir en autonomie dès que c'est possible, discutant par ailleurs avec elle de tout et de rien, pour l'aider à se détendre.
Si le fait d'entrer dans la distance intime des personnes soignées est fréquent dans la pratique infirmière, cela ne doit pas pour autant correspondre à un acte routinier. À chaque interaction de ce type, qu'elle soit initiale ou se renouvelle régulièrement auprès d'un même patient, l'infirmier doit toujours garder présent à l'esprit le fait qu'il opère dans une zone ultrasensible de la communication, la zone de distance intime.
La distance personnelle
La distance personnelle correspond approximativement à la longueur du bras (45 cm à 1,20 mètre). C'est la zone des relations amicales et des conversations courantes. Cette distance correspond à la bulle personnelle dans laquelle la personne peut s'isoler des autres.
– Dans la distance personnelle proche (de 45 à 75 cm), la personne reste à portée de geste. Le contact corporel est possible, donc également le risque d'emprise. Les positions des protagonistes reflètent la relation engagée et les sentiments existant entre les personnes.
– Dans la distance personnelle éloignée (de 75 cm à 1,20 mètre), il n'y a plus de possibilité d'emprise physique à moins de déplacement de l'un des protagonistes. Cet espace correspond à une zone d'échange personnalisé dans des circonstances qui demandent une certaine proximité : demande particulière à poser, confidence à faire, etc. À cette distance, il y a vision d'une personne assise dans son entièreté. Les odeurs et l'haleine peuvent encore être perceptibles, mais il n'y a plus de perception de chaleur. C'est dans cet espace que se déroulent les entretiens infirmiers. Dans ce type de distance, un échange impliqué peut se prolonger. Comme dans la distance intime, un ton de voix bas encourage l'échange.

Alexandra accueille Mme Noirot dans le bureau infirmier. Elle l'invite à s'installer dans le fauteuil qui se trouve derrière le bureau et elle-même s'installe dans celui qui se trouve de l'autre côté. Elle et Mme Noirot se trouvent placées à présent à environ 1,20 mètre l'une de l'autre. C'est une distance dans laquelle l'une et l'autre vont se trouver à l'aise durant le déroulement de l'entretien : suffisamment proche pour recueillir des éléments personnels et suffisamment éloignée pour ne pas se sentir mal à l'aise du fait d'une trop grande proximité physique. Le bureau représente également une barrière de «
protection
».
La distance sociale
La distance sociale correspond à l'espace de sécurité nécessaire à un individu pour s'isoler des autres (1,20 à 3,50 mètres). Cette zone d'interaction favorise un échange direct et personnalisé dans une distance qui permet cependant de préserver l'intimité des personnes. Le contact corporel n'est plus possible, à moins d'un déplacement. Dans cet espace, l'échange qui se déroule ne dure pas trop longtemps, le temps d'une première rencontre entre deux personnes ne se connaissant pas, ou d'un échange entre collègues, par exemple. Cette distance ne favorise pas la confidence intime, et plus elle sera éloignée, plus l'échange sera formel. La voix doit être haute et distincte pour qu'il y ait compréhension.

Nicolas et Jean-François, infirmiers, profitent de leurs 10 minutes de pause pour parler de leur passion commune : le foot. Tenant leur tasse à café à la main, ils sont positionnés à environ 2 mètres l'un de l'autre, debout. L'un est adossé contre le mur et l'autre contre un meuble. Ils parlent d'une voix assez haute. Quand Josiane, l'aide-soignante, entre dans la salle à café, elle n'a pas l'impression de déranger un échange confidentiel.
La distance publique
Dans cette zone (au-delà de 3,50 mètres), les communications faites sont susceptibles d'être partagées par toutes les personnes environnantes. C'est la distance des conférences face à un public, des communications générales faites à des groupes. Pour être entendue, la personne qui communique doit le faire avec un ton de voix haussé qui n'est pas naturel. Cette distance n'est pas favorable à un échange individualisé. Aucune communication personnelle ne doit y être faite (annonce de nouvelle personnelle) car celle-ci risque d'être entendue par les personnes environnantes non concernées.

Léna, étudiante en soins infirmiers en première année, sort du bureau infirmier et interpelle Delphine, l'infirmière du service qui se trouve dans le couloir, à 5 mètres de là, entourée de deux patientes avec qui elle discute.
• Delphine! Je viens d'avoir un appel du laboratoire. Il y a un gros problème à propos des résultats d'analyse de Mme…
• OK Léna! l'interrompt aussitôt Delphine en levant la main (geste adaptateur qui vise à arrêter la confidence).
Elle rejoint aussitôt Léna et l'entraîne dans le bureau infirmier. Elle ferme la porte derrière elles et lui explique alors :
• On ne doit pas crier à travers les couloirs pour se communiquer des informations personnelles sur les patients, tu sais. Tu aurais dû simplement m'appeler pour que je te rejoigne dans le bureau.
Et Delphine lui explique alors les règles de confidentialité.
La distance publique n'est absolument pas propice au partage d'une information à caractère confidentiel. C'est la distance proche qui est plutôt indiquée, ainsi que la distance intime (dans ce cas, cependant, elle revêtira un caractère de proximité affective forte).
Dans la distance publique éloignée (au-delà de 7,5 mètres), en l'absence de micro, il y a peu de perception de la voix naturelle, à moins que celle-ci ne soit forte. L'élocution est ralentie. Ce sont surtout les gestes et les postures qui sont perceptibles.
Ces distances s'appliquent essentiellement aux peuples occidentaux et n'ont pas de valeur universelle. Selon Hall, «les individus de cultures différentes habitent des mondes sensoriels différents», apprenant dès l'enfance à adapter l'espace dans lequel ils vivent en fonction des situations. Par exemple, pour les peuples méditerranéens, les notions de distance personnelle ou intime existent peu, alors que pour les peuples nordiques, elles sont plus importantes.
Les interlocuteurs adoptent donc telle ou telle distance en accord avec leur stratégie communicative. Il a été également démontré que si l'on impose des contraintes proxémiques aux protagonistes d'une relation, cela a un impact sur la communication et la perturbe.